Netflix : Que faut-il retenir des 10 ans de présence de la plateforme en Espagne?

En 2025, Netflix célèbre ses 10 ans en Espagne. En une décennie, la plateforme n’a pas seulement changé les habitudes de consommation du public espagnol : elle a propulsé les productions locales sur le devant de la scène mondiale, fait émerger de nouvelles stars, et réinventé la façon dont on conçoit et vend une série. Retour sur une relation stratégique, parfois déséquilibrée, mais souvent fructueuse.

Netflix : Que faut-il retenir des 10 ans de présence de la plateforme en Espagne?
Netflix : Que faut-il retenir des 10 ans de présence de la plateforme en Espagne?

Comment commence l’histoire d’amour entre Netflix et l’Espagne ?

Il faut savoir qu’au départ, Netflix avait sérieusement envisagé d’installer son hub européen en France, à Marseille plus précisément. Mais très vite, la plateforme a changé de cap. Pourquoi ? Pour des raisons à la fois fiscales, juridiques et stratégiques. En France, les négociations achoppent notamment sur les droits d’auteur et les obligations de financement imposées par le CNC. L’Espagne, elle, se montre plus souple : elle propose des incitations fiscales avantageuses, un cadre plus léger en matière de régulation culturelle, et surtout… elle parle espagnol.

Et c’est là que tout s’éclaire : l’espagnol est la deuxième langue la plus parlée au monde. Miser sur des fictions espagnoles, c’était s’assurer une visibilité immédiate en Amérique latine, aux États-Unis et même en Europe. Netflix applique sa recette : produire localement, rayonner globalement.

En 2015, quand la plateforme s’installe officiellement en Espagne, le pays est en plein renouveau télévisuel. Des séries comme Vis a VisEl Internado, ou Gran Hotel montrent déjà une capacité à sortir des formats classiques et à séduire au-delà des frontières. Bref, l’Espagne est prête à entrer dans son âge d’or, et Netflix ne fait qu’amplifier le phénomène en injectant des moyens, une ambition internationale, et une vitrine mondiale.

Les créations originales : une machine bien huilée

Quelle est la première série espagnole produite par Netflix ? Las Chicas del Cable, signée par les créateurs de Velvet. La série rassemble tous les ingrédients qui ont fait le succès de leurs productions précédentes : drames romantiques, casting glamour, ambiance d’époque… Pourtant, pour moi, elle est un cran en dessous de Velvet ou même de Gran Hotel. Mais l’alchimie fonctionne : Blanca Suárez en tête de file, entourée de visages familiers comme Yon González ou Martiño Rivas, réunit les fans de la première heure d’El Internado. Une stratégie sans grande subtilité, mais d’une efficacité redoutable : la série tiendra cinq saisons.

Netflix enchaîne ensuite avec Élite, plus sulfureuse, plus clivante, mais surtout portée par une jeunesse charismatique. Pour certains acteurs, c’est le premier rôle, mais le tremplin est immédiat : Ester ExpósitoMiguel Bernardeau, ou encore Arón Piper deviennent des stars planétaires en quelques semaines. Derrière la série, on retrouve Carlos Montero, déjà connu pour Physique ou Chimie. Encore une fois, Netflix mise sur des valeurs sûres du paysage audiovisuel espagnol. Élite, ce sont surtout des intrigues sulfureuses : drogue, scènes de violences sexuelles choquantes et si on se demande souvent si les scénaristes vont trop loin. Force est de constater que la controverse alimente la visibilité.

La vraie force de Netflix ? Savoir viser large… quitte à parfois manquer de ciblage précis. La plateforme multiplie les créations, perd parfois un peu de sa magie, mais sait toujours créer la surprise au bon momentValeria, par exemple, touche une cible féminine avec justesse. Elle devient vite un symbole générationnel, mais aussi une sorte de série carte postale pour Madrid. On imagine très bien un “Valeria Tour” dans la capitale, à la recherche des lieux emblématiques de la série.

Et que dire de Machos Alfa ? Un concept vendu à l’international, des réflexions sur la masculinité toxique, et surtout un humour bien senti. Là encore, ce sont des visages bien connus de la fiction espagnole qui portent le projet. Netflix sait très bien exploiter les talents locaux, tout en leur offrant un rayonnement global.

Remonter dix ans de créations Netflix, c’est faire le tri entre des pépites, des productions oubliables, et d’autres qui ont clairement marqué l’histoire. Et là, en lisant, vous vous dites sûrement : “Mais elle a oublié La Casa de Papel, non ?” Eh bien… pas tout à fait !

Les accords de diffusion avec les chaînes : la mine d’or inattendue

L’une des grandes forces de Netflix, souvent sous-estimée, réside dans sa capacité à négocier des droits de diffusion avec les chaînes de télévision espagnoles. Pendant des années, ces chaînes ont tenté, parfois sans grand succès, de vendre leurs fictions à l’international. Oui, certaines séries comme Un, Dos, Tres ou Grand Hotel ont réussi à franchir les frontières. Mais cela restait l’exception, pas la norme. Faute de relais, de sous-titres adaptés, ou tout simplement de visibilité, beaucoup de programmes espagnols terminaient leur course à l’intérieur des frontières du pays.

Netflix va alors arriver avec une promesse simple : récupérer les droits de diffusion internationaux, et offrir à ces contenus une seconde vie… voire une nouvelle naissance. Et là, ils vont commencer à piocher dans les catalogues des grands groupes audiovisuels espagnols, comme Atresmedia ou Mediaset.

Je me souviens très bien d’une discussion avec une représentante d’Atresmedia, lors d’un MIPCOM à Cannes. On échange surLa Casa de Papel, cette série diffusée sur Antena 3, au score d’audience plutôt moyen, qui m’intriguait beaucoup. Je lui demande si un jour on pourra la voir en France. Elle me répond qu’ils n’ont pas trouvé d’acheteur. Elle m’explique qu’aucun diffuseur ne s’est montré intéressé.. Quelques mois plus tard, Netflix récupère les droits, la met en ligne sur sa plateforme, et le reste… on le connaît. C’est un raz-de-marée mondial. Et face à ce succès, la plateforme décide même de produire elle-même les saisons suivantes, ce qui est un virage majeur dans la stratégie.

Mais ce phénomène ne s’arrête pas là. Netflix va répéter ce schéma avec d’autres titres : par exemple Entrevías, une série produite par Mediaset, initialement diffusée sur Telecinco, qui cartonne une fois mise en ligne sur la plateforme. Ou encore Permis de vivre, dont la diffusion linéaire avait été assez discrète.

Dans d’autres cas, la mécanique est plus subtile. Une série est diffusée sur une chaîne espagnole, souvent tard le soir ou sur une case secondaire, puis elle arrive quelques mois plus tard sur Netflix — et là, elle trouve son public, souvent bien au-delà de l’Espagne. Je pense à FugitivaLa desaparición de Soledad, ou encore Toy Boy (même si celle-ci bénéficiera ensuite d’une saison 2 coproduite par Netflix). Ce modèle permet à la plateforme d’alimenter son catalogue avec des contenus déjà produits, donc moins coûteux à acquérir, tout en testant leur potentiel via ses outils de recommandation.

Et pour les chaînes espagnoles ? Ce type d’accord peut représenter une belle opportunité : un contenu « épuisé » sur leur grille retrouve un second souffle, parfois même une rentabilité inattendue. Mais cela pose aussi des questions à long terme : que se passe-t-il lorsque Netflix devient le seul diffuseur mondial d’un contenu créé localement ?

Téléréalité, cinéma, documentaire… Netflix ose tout !

Du guilty pleasure à l’ultra-ciblé :

L’un de leurs plus gros coups de communication en Espagne ? Convaincre Georgina Rodríguez, la compagne de Cristiano Ronaldo, de faire sa propre téléréalité. Pendant trois saisons, on suit son quotidien de femme de footballeur, ses voyages en jet privé, ses essayages de robes de luxe et sa vie de famille. Alors Oui, c’est un format très codifié… mais j’assume : c’est mon plaisir coupable. C’est léger, souvent absurde, mais la dynamique est là. Et surtout, ce format ultra-glamour leur a permis d’entrer dans l’intimité d’un des couples les plus médiatisés au monde.

Mais Netflix ne se limite pas au strass et aux paillettes. Un autre exemple frappant, à l’opposé du spectre, c’est le documentaire « 100 días con la Tata » de Miguel Ángel Muñoz. Initialement sorti en salle, ce film intime sur la relation entre l’acteur et sa grande-tante de 95 ans a été racheté par Netflix et a trouvé une nouvelle audience bien au-delà des frontières espagnoles. Là, on est dans l’émotion, l’authenticité, la tendresse… mais aussi une forme de mise en scène assumée, pleine de sincérité. Une autre facette de la plateforme, plus touchante, plus humaine — et tout aussi maîtrisée dans sa manière de toucher les cœurs.

Dans cette même logique de storytelling people, la plateforme enchaîne les documentaires ultra-ciblés : Aitana, la pop star du moment, Carlos Alcaraz pour les fans de tennis, et bien d’autres. Des formats courts, rythmés, qui visent des communautés très actives, très engagées. Résultat : chaque groupe a son contenu référent, qu’il soit ado, sportif, mélomane ou fashionista.

Mais Netflix Espagne, c’est aussi des contenus beaucoup plus sombres et engagés. La plateforme a produit ou diffusé plusieurs documentaires autour de faits de société, notamment les affaires de viols collectifs qui ont bouleversé l’Espagne. Ces documentaires adoptent un ton plus sobre, plus informatif, mais bénéficient de la même visibilité que les programmes de divertissement. C’est aussi ça, la force du modèle : permettre à des sujets sensibles d’être vus et discutés à l’échelle internationale.

Et côté cinéma ? Entre chef-d’œuvre et teen movie :

Le cinéma espagnol n’est pas en reste. Certains films, qu’on n’aurait jamais imaginé en haut de l’affiche dans un circuit classique, deviennent numéro un sur la plateforme. C’est le cas de Les lignes courbes de Dieu (Los renglones torcidos de Dios), un thriller psychologique complexe et brillant, qui a captivé le public grâce à une mise en avant algorithmique. Dans une autre veine, le film La Plateforme (El Hoyo), dystopique et dérangeant, a été l’un des succès internationaux les plus inattendus.

Et à côté de ça, Netflix produit aussi des formats beaucoup plus « pop corn », comme la trilogie À travers ma fenêtre (A través de mi ventana), qui coche toutes les cases du teen movie sentimental. Pas révolutionnaire, mais extrêmement bien calibré pour son public, au point de propulser Clara Galle en star montante.

Et puis il y a les petites pépites, comme Champion (Campeonex), qui n’ont pas forcément bénéficié d’un énorme budget ou d’une promo massive, mais qui, grâce au bouche-à-oreille et à la plateforme, trouvent leur public à leur rythme.

Netflix sans pitié : entre propulsion et concessions

Impossible de nier l’impact de Netflix sur l’industrie audiovisuelle espagnole. Grâce à la plateforme, la fiction espagnole a gagné une visibilité mondiale inédite. Des talents ont émergé, des carrières ont décollé, et de nombreux emplois ont été créés. Netflix continue d’investir massivement dans le pays, et personne du moins dans le milieu ne remet en cause cet apport.

Mais il y a aussi des conséquences plus silencieuses. Je me souviens d’un échange avec un ami réalisateur dont les productions sont régulièrement achetées par la plateforme. Un jour, presque par hasard, il me demande si ses titres sont disponibles sur Netflix France. Ils y sont, oui et il est sincèrement content de le découvrir. Mais il m’avoue dans la foulée qu’il n’en savait rien. Et surtout : qu’il ne le saura probablement jamais officiellement. Car lorsqu’un contenu est acheté, la plateforme n’informe pas toujours des pays de diffusion, ni ne donne accès à des données précises de performance. Parfois, ce sont des spectateurs qui signalent à l’auteur qu’ils ont retrouvé son œuvre.

L’autre point qu’il soulève est celui de la rémunération : Netflix peut acheter une œuvre, mais à un tarif bien en deçà de ce qu’on pourrait imaginer, mais cela permet à des contenus d’exister, d’avoir une vie internationale. . Alors forcément, ça questionne.

À cela s’ajoute une évolution dans la façon de créer. Là où Netflix incarnait au départ une forme de liberté un espace d’expression pour les formats atypiques ou les récits non calibrés pour la télévision traditionnelle on sent aujourd’hui une tendance à l’uniformisation. La logique algorithmique prend le pas sur la liberté artistique : on produit ce qui « fonctionne », ce qui plaît « au plus grand nombre », et surtout ce qui peut cartonner dès la première semaine de diffusion.

Des séries comme Bienvenidos a Edén, ambitieuse mais déroutante, ont été annulées sans vraie conclusion. Même chose pour Alta MarFeriaAlma, ou plus récemment De parfaites Demoiselles : des projets souvent audacieux, porteurs de partis pris narratifs, mais qui n’ont pas eu le temps de convaincre.. Dans le cas de de Parfaites Demoiselles, on nous promettait une saison 2… avant d’annoncer que finalement non, car la série — historique, donc coûteuse — n’avait pas atteint les objectifs d’audience escomptés.

Même The OA — une production américaine avec l’actrice espagnole Paz Vega — symbole à ses débuts de la création originale « à la Netflix », a été stoppée net. Trop chère. Pas assez mainstream. Exit.

Alors non, il ne s’agit pas de dire que Netflix est le méchant de l’histoire. C’est un levier puissant, un diffuseur incontournable, et une vitrine mondiale pour les créateurs. Mais c’est aussi une machine bien huilée, qui impose ses règles. La création indépendante doit parfois faire des concessions. Et certaines œuvres n’ont tout simplement plus le droit à l’échec.

Et puis, il y a la question de la promotion. Là encore, l’algorithme est roi. Lorsqu’un film ou une série sort, Netflix compte souvent sur sa mécanique interne pour faire le travail. Une mise en avant en page d’accueil, une vignette attrayante… et cela devrait suffire. Mais sur le terrain, la réalité est parfois différente. Je pense à un film espagnol que j’avais vraiment apprécié. J’ai voulu en parler, donner de la visibilité, proposer une interview au réalisateur. Sauf que… rien n’était prévu côté presse. ucun relais presse, aucun dossier, aucune stratégie de communication mise en place par Netflix. J’ai fini par retrouver le réalisateur et le contacter directement.

Ce genre de situation arrive plus souvent qu’on ne le pense. En tant que média, soit on reçoit un communiqué, soit… rien du tout. La stratégie de promotion est souvent concentrée localement, avec quelques titres mis en avant auprès d’une poignée de médias espagnols. Pour les autres, c’est souvent à nous de chercher les contacts, de passer par les agents, ou même les acteurs eux-mêmes — qui, la plupart du temps, sont enthousiastes à l’idée de parler de leur personnage ou de partager leur expérience.

Ce n’est pas spécifique à Netflix, d’autres plateformes fonctionnent de la même manière. Mais cette approche très large, très algorithmique, a pour effet de laisser de côté la profondeur. Et si l’on veut aller plus loin, faire un portrait, une analyse, une rencontre… c’est très compliqué.

Conclusion : dix ans plus tard, Netflix en Espagne, entre puissance et paradoxes

Dix ans après son arrivée, il faut le reconnaître : Netflix est devenue incontournable en Espagne. Elle a participé à la professionnalisation de toute une filière, créé des emplois, structuré l’écosystème, et permis à l’industrie audiovisuelle espagnole d’atteindre une visibilité mondiale sans précédent. Aujourd’hui, les plus grandes productions passent toutes – ou presque – par la plateforme, c’est un fait.

Mais cette reconnaissance a aussi un prix : une course effrénée à la production, où quantité rime parfois avec précipitation. Après l’âge d’or, où chaque série espagnole Netflix semblait être un événement, nous sommes peut-être entrés dans une phase de saturation, où tout va très vite, parfois au détriment du temps et de la finesse.

Cela dit, je n’ai pas envie de terminer cet article sur une note fataliste. Il serait impossible de lister toutes les séries, tous les films, tous les documentaires qui ont vu le jour sur la plateforme en dix ans – c’est colossal. Il y en a pour tous les goûts, et c’est peut-être ça, la vraie force de Netflix : sa capacité à offrir une vitrine à des créations très diverses, du blockbuster au film d’auteur, de la série ado au true crime social.

En dix ans, Netflix a contribué à redéfinir le paysage audiovisuel espagnol. Son modèle hybride, mêlant rayonnement mondial et logique algorithmique, soulève autant d’opportunités que d’interrogations. Ce n’est ni un conte de fées, ni un désastre industriel — mais une réalité complexe, qui mérite d’être observée avec lucidité.

Alors si je peux me permettre un conseil : ne vous arrêtez pas au Top 10. Ne cherchez pas la série la plus populaire. Prenez le temps de fouiller, de cliquer sur un titre inconnu, de vous laisser surprendre. Ce sont souvent ces petites productions discrètes, portées par des créateurs indépendants, qui réservent les plus belles surprises.

Parce qu’au final, c’est vous, les spectateurs, qui influencez l’algorithme. C’est vous qui, en regardant ces œuvres moins visibles, donnez à Netflix l’envie d’en produire davantage. Et c’est peut-être là que se joue l’avenir de la création : dans votre curiosité, votre envie de sortir des sentiers battus.

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